
Douce moitié
Photo réalisée le 29 janvier 2011
J'ai choisi pour débuter cette année 2011 cette image un peu intrigante... On ne comprend pas très bien de quoi il s'agit, mais on peut analyser un peu quand même. Tout d'abord, cette ouverture toute arrondie, aux angles très doux voire inconnus, moi ça me fait un peu penser à un hublot d'un bateau, ouverture donnant sur une multitude de paysages, invitation au voyage, à la méditation. Et puis, on reconnaît très vite la forêt en arrière-plan. Tiens, est-ce vraiment un bateau? Comment se fait-il que l'on ait troqué mouettes et embruns contre corneilles et sapins? Eh bien, la réponse se laisse suggérer par le troisième élément de cette image: ce bois, assemblé en forme quelque peu convexe, en tout cas très vieux, nous fait penser aux formes et au charme d'un vieux bateau en bois. Eh oui, nous sommes bien en train d'embarquer sur une bonne vieille coquille de noix...
Laissons-nous porter par le vent, laissons libre cours à nos pensées. Que nous vient-il en premier plan? La première image qui me vient ce 30 janvier 2011 est le souvenir des journées que j'ai passées avec mes parents sur le lac. Plus précisément, je me rappelle d'une "expédition" que j'avais faite avec mon père, je devais avoir 14 ans à l'époque. Il fallait amener le bateau, un modeste voilier de 7.50 mètres, de son port d'attache, Chevroux, à un chantier naval qui se trouvait sur le lac de Morat, à Praz exactement. C'était une période très froide, dans le début de l'hiver. La première partie du voyage qui consistait à traverser à peu près la moitié du lac de Neuchâtel s'est passée sans trop de problèmes, malgré le vent qui soufflait très fort et les vagues qui passaient parfois par-dessus le pont du bateau. Nous nous étions confinés dans la cabine, mon père aux commandes et moi qui luttais contre les éléments qui se déchaînaient sur nous, un peu par défi. Et puis, finalement, nous sommes arrivés à l'entrée du canal de la Broye qui relie les deux lacs. Là, le vent soufflait toujours autant, mais les vagues s'étaient tues, c'était comme un apaisement au milieu des événements déferlants. C'était l'occasion de sortir un bref instant pour resserrer les cordes qui auraient un peu trop subi les assauts du lac. Et puis, petit à petit, le froid se faisait vraiment sentir. Nous avions ouvert le capot du moteur pour que sa chaleur réchauffe un tout petit peu l'atmosphère de la cabine. Le canal de la Broye était désert, tout comme le lac, d'ailleurs. Même les plus vigoureux s'étaient mis à l'abri dans leur nid douillet, en attendant que cela passe. Enfin arrivés au port de Praz, nous étions heureux de descendre du bateau et d'aller boire un bon chocolat chaud que ma maman nous avait préparé. Mais c'est une expérience que ni moi ni mon père n'oublierons, parce que lui et moi nous aimions ce genre de conditions qui nous mettaient à rude épreuve. Nous nous sentions vivants, nous nous sentions en communion totale avec cette nature qui nous transperçait et nous habitait à chaque méandre du canal, au sommet de chaque vague, avant de plonger pour remonter la suivante avec un élan toujours grandissant... Ce jour-là, lui et moi n'avions pas échangé beaucoup de paroles, comme souvent d'ailleurs. Mais ce jour-là j'ai partagé un sentiment avec mon père, beaucoup plus fort que n'importe quelle parole qui se serait envolée dans la tempête. Un regard, un sourire figé par le froid, cela reste gravé à jamais.
Cette expérience, peu de gens doivent être capables de se l'imaginer en profondeur, comme je l'ai vécue. Mais ce que je souhaite à chacun, c'est de trouver sur votre route ces petits clins d'oeil comme ce bateau que j'ai trouvé à l'orée d'une forêt. Un bateau abandonné, dont il manquait une bonne partie de la coque, un bateau pour ainsi dire défiguré par l'absence de sa moitié. Ce bateau, il m'inspire de la mélancolie, on entend encore le son de sa corne de brume pendue à côté du poste de pilotage. On l'imagine, bravant toutes les conditions, avançant fièrement malgré tous les assauts du lac... Et puis, aujourd'hui, son propriétaire l'a certainement laissé là, peut-être par manque de forces de l'entretenir. On l'a parqué, dans un bel endroit, près d'une forêt, comme pour se débarrasser d'un fardeau, devenu trop vieux et trop lourd mais sans avoir trop mauvaise conscience, puisque ce n'est pas le premier qui est laissé ici...
Soyons à l'affût de ce genre "d'aides-mémoires", non pas pour vivre toujours dans les souvenirs, mais pour ne pas oublier ce qui était important à un certain âge. Pour reconnaître ces petites balises qui jalonnent notre chemin, il est nécessaire d'ouvrir son imagination. Car même un bateau abandonné, défiguré, peut nous révéler à nous-mêmes et nous rappeler de si belles images! Je vous souhaite à tous pour cette nouvelle année de trouver vos propres épaves, de reconnaître vos propres balises, qui vous aideront à voir l'avenir avec un oeil un peu plus serein, peut-être...